Après avoir dessiné avec passion et acharnement pendant près de deux ans, il était inévitable que je finisse par franchir le pas et me lance dans le tatouage.
Avant de tatouer sur une véritable peau, j'ai testé ma première machine à bobine (pas un stylo moderne) sur divers supports : fruits, peaux de cochons et matières synthétiques. La machine était lourde, vibrante, et je me demandais déjà comment j'allais éviter une tendinite à long terme. La prise en main était tout sauf simple.
Tatouer des peaux synthétiques, c'était intéressant, mais l'encre s'essuyait mal, ce qui m'exaspérait rapidement. Je passais plus de temps à nettoyer pour vérifier si l'encre avait bien pénétré.
Tatouer des peaux de cochons, que l'on dit proches de la peau humaine, fut une autre expérience. Je suis allée chez le boucher, qui m'a donné un morceau de peau que j'avais congelé. Après décongélation, j'ai remarqué que l'encre pénétrait mal, la peau étant poreuse et fragile. Les marquages naturels de la peau affectaient aussi la répartition de l'encre, mais le pire était l'odeur. Par une chaude journée, c'était insupportable. Ce même jour, je n’ai pas utilisé mon cerveau pour penser aux conséquences de mon acte : j'ai jeté cette peau dans le compost en plein été. Deux jours plus tard, j'ai découvert avec horreur des centaines de larves grouillantes en l’ouvrant. Cette vision d'horreur m'a définitivement convaincue de ne plus jamais toucher à de la peau de cochon. C'est dit de manière dramatique mais j'en rigole.
Par contraste, j'ai vraiment apprécié tatouer sur des agrumes. Leur peau ferme et sphérique offrait une bonne surface et un bon entraînement pour la dextérité. Le plus sympa était qu’à chaque passage de la machine, une agréable odeur d'orange ou de pamplemousse se dégageait.
Malgré ces essais sur des supports non humains, rien ne vaut l'expérience sur une véritable peau. Quand j'ai débuté, j'ai annoncé que je cherchais des volontaires prêts à me confier une partie de leur peau en échange d'une contribution de 50 CHF pour le matériel. À ma grande surprise, plusieurs personnes se sont présentées.
Le moment était enfin venu : j'allais tatouer quelqu'un pour la première fois. Préparer et emballer tout le matériel en respectant les normes d'hygiène m'a pris un temps fou. Le stress montait à mesure que le moment de tatouer approchait. Après avoir rasé, désinfecté et appliqué le calque sur la zone à tatouer (l'omoplate), il était temps de commencer.
Avec ma machine à bobine vibrante en main et le stress qui montait, je me suis retrouvée à trembler de manière incontrôlable, comme si j'avais la maladie de Parkinson. C'est alors que j'ai réalisé que tatouer une peau humaine était une toute autre expérience que mes tests précédents :
Le corps respire, même subtilement, ce qui complique le tracé par rapport à une peau synthétique parfaitement immobile sur un bureau.
La personne peut bouger ou exprimer sa douleur, ce qui m'a perturbée au début. Même si je comprenais que la douleur faisait partie du processus, il m'a fallu du temps pour ne plus être affectée par le fait de causer cette douleur. Aujourd'hui, je comprends la douleur, mais elle ne me perturbe plus dans mon travail.
Il y a aussi la transpiration et le sang à gérer.
La peau humaine est vivante, elle a une profondeur et une texture "molle". Il faut appuyer pour étirer la peau, mais trouver le bon équilibre pour que l'aiguille pénètre à la bonne profondeur sans causer de dégâts est un défi. J'avais peur d'aller trop profondément, ce qui m'a poussée à rester en surface, ce qui a rendu difficile l'obtention d'un tracé net.
En résumé, j'avais l'impression que tous mes tests avant de tatouer une vraie personne n'avaient servi à rien. Sans personne pour me guider, j'ai dû apprendre seule, en regardant des tutoriels sur YouTube entre chaque séance. C'est seulement avec la pratique que j'ai commencé à comprendre et affiner mes techniques. Chaque type d'aiguille apporte un rendu différent, et la manière de les utiliser fait toute la différence.
Mes premiers tatouages, c'était l'apocalypse dans ma tête. J'étais motivée et curieuse, mais aussi nerveuse et facilement perturbable. Heureusement, ma détermination m'a permis de persévérer et avec le temps, mes efforts ont porté leurs fruits.
On voit rarement les premiers tatouages des artistes expérimentés. Ils ne partagent pas souvent leurs ressentis des débuts, ce qui m'a manqué pour avoir un modèle de progression. Sans référence, je me suis parfois sentie perdue, surtout sans mentor pour me guider.
En août 2020, je trouve une place d'apprentissage. Mais je suis souvent seule quand je tatoue et je ne reçois pas beaucoup d'aide ni conseils. Je me débrouille comme je peux et j'avance.
Quelques temps plus tard, après 3 mois d'apprentissage en studio, je décide de partir car l'ambiance me pèse. Je m'installe chez moi, investi dans une machine plus moderne, un pen léger qui vibre moins, ce qui a été un soulagement. Je me suis rapidement sentie plus à l'aise et, sans surprise, c'est à force de pratique que j'ai gagné en compétences. Ce qui était frustrant, c'était de ne pas avoir autant de volontaires que de feuilles de papier, ce qui rendait la progression plus lente que dans le dessin.
Voici quelques projets réalisés entre 2020 et 2021. Les photos ne sont pas forcément dans l'ordre chronologique.
Aujourd'hui, quatre ans plus tard, je ressens encore un léger stress, surtout lors de l'application du calque, car il faut le réussir du premier coup pour éviter de perdre du temps. Le stress monte aussi lorsqu'il faut terminer le lignage, surtout si la personne bouge ou gère mal la douleur. Mais une fois ces étapes passées, je me sens super bien, portée par une vague d'enthousiasme en voyant le projet prendre vie. J'apprécie les échanges avec mes clients pendant les séances, qui durent souvent plusieurs sessions pour les projets de taille moyenne à grande.
À chaque projet terminé, je suis fière du travail accompli et reconnaissante envers mes client/e.s pour leur confiance et leur endurance. Grâce à eux, je peux continuer à exercer le métier que j'aime et à progresser, car je me remets constamment en question et cherche à évoluer tout au long de ma carrière. Une fois le studio nettoyé, je suis mentalement épuisée, mais remplie de satisfaction. Je me dis : "Bravo, tu as assuré malgré tes appréhensions. Ton/ta client/e avait un sourire et des étoiles dans les yeux. Tu es à ta place, vivement la prochaine fois."
En rentrant chez moi, je regarde les photos du tatouage du jour pendant plusieurs jours. Parfois, je me surprends à penser : "C'est vraiment moi qui ai fait ça ?"
Voilà ce que je ressentais lors de mes premiers tatouages et ce que je ressens encore aujourd'hui. Je tiens à remercier toutes les personnes qui m'ont soutenue, de près ou de loin, et surtout celles qui ont accepté de devenir mes premières "toiles vivantes". Merci pour votre confiance, votre bienveillance et votre soutien. Mon succès est le fruit de beaucoup de travail, mais il est aussi le résultat de votre contribution, vous avez ajouté votre pierre à l’édifice. Nombre d'entre vous revenez régulièrement me voir pour un nouveau projet et vous ne savez pas Ô combien cela me touche.
Merci du fond du coeur.
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